Le sujet de la musique est la musique.
Pythagore, apocryphe
Le sujet de l’écriture, c’est l’écriture.
anonyme
Hubbub, donc – dont on qui est souvent pléthore mais qui dans ce cas ne l’est pas tant, dit que c’est peut-être, voire sans doute, voire certainement LA meilleure formation de sa catégorie. Il faut bien ajouter « de sa catégorie », et le temps de le dire au moins admettre que catégories il y a, sinon on ne pourrait pas le dire, et ce serait dommage, plus dommage encore que d’en appeler pour les besoins de la cause aux catégories. Quant à définir la catégorie en question, faut pas déconner, non plus, on n’ira pas jusque là. Quoique. Cela pourrait être, pour le plus gros du public de la Triennale, qui rappelons-le est une manifestation d’art contemporain, entendons « arts plastiques contemporains », la Triennale qui cependant a eu le bon goût cette année de considérer que la musique était un art, cela pourrait être pour le gros du public de la Triennale, disais-je, eu égard aux expressions plus que dubitatives lues sur les visages pendant le concert de Stephen O’Malley au Palais de Tokyo, et aux commentaires désorientés entendus après le même concert (voire, allez, un peu affligeants : « C’est de la musique, ça ? »), cela pourrait être pour ce public, disais-je, d’une certaine utilité. Peut-être.
Peut-être aussi qu’au lieu de railler plus ou moins gentiment ceux qui n’y comprennent rien, ou, comme le fait une assez forte majorité de musiciens, se plaindre de la condition qui leur est faite (plutôt que de parler de la condition qui est la leur, voire, second stade, de travailler à changer la dite condition), on pourrait peut-être, constatant d’une part que la musique (de création s’entend) s’est marginalisée au point que même un public censément cultivé n’y entend plus rien, au point qu’un musicien sur cinq seulement, et peut-être même pas, arrive à vivoter de sa musique, au point qu’on peut aujourd’hui, à Paris, voir le meilleur musicien qui soit se produire dans une salle d’école désaffectée devant huit personnes dont six musiciens, constatant d’autre part que l’art (plastique) contemporain, tout de même, ou est-ce illusion d’optique, que la danse contemporaine, que le théâtre contemporain même, s’en tirent tout de même mieux, on pourrait disais-je se demander pourquoi, et incidemment, là, en écoutant Hubbub, en se demandant s’il faut oui ou non se plier à définir la dite catégorie dans laquelle ils sont peut-être, voire sans doute, voire certainement, les meilleurs, se dire, incidemment, que la question est peut-être là, justement : pour se faire entendre, il faut produire du discours. Ce que l’art contemporain fait abondamment, ainsi que le théâtre, et même la danse. Mais ce que ne fait pas la musique. Retour à l’antinomie suspectée entre musique et mots. Or, qui n’a pas la parole n’a pas le pouvoir. Ni aucun de ses attributs (« Tais-toi, femme ! »). Et c’est pas la peine de pleurnicher : il faut produire du discours, faire parler les musiciens, écrire sur la musique.
Pour la catégorie, donc, on dira très vite que pour beaucoup, ce qu’on nomme improvisation – je passe sur le fait que, pour toute personne qui ne connaît pas les développements très souterrains empruntés par les musiques de création depuis trente ou quarante ans, le terme renvoie inévitablement non à une esthétique, mais à un mode de production de la musique, mode de production qui plus est tout aussi inévitablement entaché du soupçon de dilettantisme, alors qu’en fait, dans le petit monde qui est le sien, le terme désigne bel et bien une esthétique, bref, je passe sur le fait que décidément, on s’est planté dans le choix des termes, que ce soit du côté de « l’improvisation » comme du côté de la musique « contemporaine », qui ne l’est plus depuis… combien ? ben pareil, trente ans à peu près – pour beaucoup disais-je, l’improvisation est sans doute encore issue du jazz, lequel, depuis 1974 où déjà il « sentait drôle », a eu tout le temps de ne plus rien sentir du tout. Pour d’autres, ce qu’on nomme improvisation (ou « improvisation libre », ce qui, toujours à ne pas connaître la musique des souterrains, est un foutu pléonasme) est hérité de quelques grandes figures tutélaires, qui ont œuvré à la définition du genre principalement dans les années 70 (en produisant forces discours, eux, justement), et à s’en tenir à une esthétique qu’on n’a pas soi-même créée, ben pareil, on nécrose. Hubbub n’est surtout pas une formation de jazz. En aucun cas. Ni de près, ni de loin. Ce n’est pas non plus une formation « d’improvisation », au sens où le terme renvoie tout de même à une esthétique, qui qu’on le veuille ou non, qu’on l’aime ou non, est assez clairement cernable, et a fait son temps. Resterait « l’improvisation », au seul sens de, mettons, « mode de production spontané de la musique ». Mais qu’est-ce que ce mode de production du son à lui seul peut bien représenter, dans la formidable machinerie d’Hubbub, qui existe depuis douze ans, et même pour chacune des cinq bécanes d’exception qui le composent, qui « improvisent » depuis vingt, voire trente ans ? Décidément, la catégorie est trop étroite. Et à les écouter, là, je le dis : Hubbub peut bien être, c’est fort possible, « la meilleure formation d’improvisation », mais ce n’est pas une formation d’improvisation. Pas seulement.
De fait, Jean-Luc Guionnet (saxophone alto) est celui qui donne à Hubbub son appartenance à la catégorie susnommée, dont il a digéré tous les codes : il est le tenant de l’orthodoxie, le dépositaire du socle esthétique à partir duquel les autres construisent, contre lequel épisodiquement une des quatre autres voix peut s’élever, et qu’Hubbub tout entier transcende – définition extensive du territoire : en gros, « c’est là que ça se passe ». Jean-Sébastien Mariage (guitare), axe central effectif, colonne vertébrale pourrait-on dire aussi, se charge de la ligne de tension, ligne cette fois non pas tant esthétique qu’organique, autour de laquelle tout peut se déployer sans risquer jamais de gondoler ou de s’effilocher – définition intensive du territoire : « c’est comme ça que ça se passe ». Edward Perraud (percussions) est là pour perturber les lignes, empêcher que le son ne se fige au point d’aboutissement qu’il atteint quasi à chaque instant – floutage des frontières, qui sans lui seraient claustrales, par excursions brusques en dehors du territoire, et surtout, mouvement. Frédéric Blondy (piano) œuvre à la densification du territoire, à sa densification poétique, au sens premier du terme (le verbe grec poïein, c’est juste notre verbe « faire ») : il l’anime, il le peuple, il lui donne couleurs, et formes. Et puis il y a Bertrand Denzler (saxophone ténor), qui lui veille à l’équilibre – ou au déséquilibre au besoin – des plateaux : chacun écrit sa partie, lui semble avoir la partition globale sous les yeux. Comique, ça, je viens de m’en rendre compte (je rappelle que j’écris en concert, là, en écoutant, et en écoutant qui plus est sacrément plus activement que si je n’écrivais pas) : cette répartition des rôles que je viens de faire, elle donne rien moins que les cinq archétypes du pouvoir – le religieux, le souverain, le guerrier, le créateur et le législateur. Confondant. Même si très schématique, donnant juste des dominantes, chacun assumant une part de chacun des rôles susdits, et surtout assumant l’ensemble... Schématique, mais tout de même, à l’épreuve de l’écoute. La mienne et seulement la mienne, je veux bien, mais pas moins.
Hubbub atteint à chaque concert le point dangereux de la perfection. Dangereux parce que promesse dans le meilleur des cas de répétition du même, d’immobilisme, et donc à terme de nécrose, et dans le pire des cas de régression pure et simple : on se dit avant chaque concert qu’il ne pourra être que moins bien que le précédent, et puis on se dit après chaque concert qu’il était encore une fois aussi bien que le précédent, et c’est de mieux en mieux, toujours, à chaque concert, parce que de plus en plus improbable. Pour le reste, qui est l’essentiel, la musique, un enveloppement sonore à la fois lourd et fluide, quelque chose comme un bain de mercure. Sous la canopée, la moiteur rassure et la fixité inquiète. Le silence est lourd de sons. Lourd des sons à venir. C’est Hubbub.
Merci aux Instants Chavirés
Merci à la Triennale