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Improjazz Juillet/Aout 2014 - Chroniques - À propos de deux albums avec Frederick Galiay

Lorsque au retour d’une de ses performances les plus extrêmes, vous glissez dans le lecteur cet album qu’il vient de vous donner, force est d’admettre qu’il y a du Jekyll & Hyde chez Frederick Galiay. Voilà en effet des années que ce diable de bassiste, navigant d’une berge à l’autre, se montre à la fois capable de nous clouer à notre fauteuil par la radicalité de son propos et d’émarger dans des projets que nous n’hésiterions pas à qualifier de mainstream s’il n’y ajoutait, justement, l’originalité de sa griffe !

Thomas DE POURQUERY - SUPERSONIC PLAY SUN RA - QUARK (QR0201418)

Ainsi de cet hommage à Sun Ra initié par Thomas De Pourquery.
Le choix du pianiste intergalactique est d’ailleurs symptomatique de cette dichotomie caractérisant Fred et quelques membres de Supersonic puisque Sun Ra lui-même dirigea son Arkestra vers les voies parallèles à défaut de contradictoires de musiques aussi brûlantes que populaires. Ainsi, ceux qui eurent la chance d’assister à l’un ou l’autre de ses concerts ont gardé en mémoire la cavalcade multicolore de cuivres poussés jusqu’à l’incandescence par les synthés solaires du maître chicagoan. Et, pourtant, réduits à ses seules partitions, le matériau de base n’avait rien à envier aux tubes façonnés pour les scènes de Broadway…
(...) Les trompette, bugle et tuba de Fabrice Martinez réussissent l’exploit de participer à l’élaboration de textures miroitantes en survolant, malgré tout, le tumulte général, indifférents aux structures et aux barres de mesure plantées dans le paysage accidenté d’arrangements souvent complexes. Dans le rôle du pianiste, Arnaud Roulin semble écartelé entre ces souffleurs dont il tente de réfréner les ardeurs en les maintenant dans un équilibre harmonique raisonnable. Sa maîtrise des synthétiseurs, si nécessaire dans le cas d’un hommage à Sun Ra, ne laisse aucune place au doute, même si le choix de ses sonorités peut parfois surprendre, et s’inscrit impeccablement dans la forme souhaitée par De Pourquery. Entendez : assez éloignée de l’original pour demeurer créative, mais totalement inféodée à l’esprit supposé de son modèle. Au centre de ce revival avoué par ses propres exécutants, la paire rythmique composée de Frederick Galiay et d’Edward Perraud, les deux sales gosses de Big
(...) il y a dans cet album, de quoi étancher sa soif de nouveauté dans le domaine particulier des relectures et de la réappropriation de ces musiques auxquelles nous sacrifiions naguère un véritable culte et qui, aujourd’hui, nous manquent cruellement. 

FREDERICK GALIAY - PEARLS OF SWINES - GAZUL RECORDS (GA8865)

Il y a donc autant de Hyde que de Jekyll chez Frederick Galiay, les caractères respectifs du bon docteur et de son double monstrueux pouvant aisément permuter selon les gouts de chacun ! Quant à s’imaginer que tel Gainsbourg, avec lequel il offre quelque ressemblance, le bassiste, par sa participation à cet hommage à Sun Ra, a "retourné sa veste parce qu’elle était doublée de vison", une oreille tendue vers le dernier album paru sous son nom prouvera qu’il n’en est rien et que des aspirations diverses peuvent très bien cohabiter chez un même musicien. En dépit de sa thématique littéraire empruntée à l’œuvre d’Edgar Poe, "Pearls of swines" est en effet un disque immédiatement accessible et bien éloigné, dans sa sonorité comme dans sa structure, des expériences apocalyptiques d’un "Missing time", par exemple. Un seul regard aux instrumentistes du quartet permet d’ailleurs d’en évaluer la tendance générale comme le degré de radicalité puisque ni Gilles Coronado, ni Sarah Murcia, ni Franck Vaillant, qui forment également, avec le saxophoniste Olivier Py, le groupe Caroline, ne nous ont jusqu’ici habitués à des performances extrêmes. Ce qui ne signifie en rien qu’ils rechignent devant certaines aventures un peu moins policées. En fait, lorsqu’ils n’émargent pas dans les rangs amovibles d’un jazz moderne aux couleurs électriques, influencé par Steve Coleman ou les projets 70’s d’un Ornette ou d’un Miles, ils prolongent, souvent avec bonheur, l’héritage de King Crimson et Soft Machine, formations légendaires et déjà transversales qui ancrèrent à jamais le rock progressif dans la mémoire collective. Point d’improvisation, donc, ni de prise de risque inutile, mais un enracinement volontaire dans une esthétique contemporaine ayant fait ses preuves et offrant assez d’ouverture pour qu’un esprit créatif choisisse d’y vagabonder. Voilà un Mr Hyde à la monstruosité fréquentable et aux références tout-à-fait satisfaisantes !

L’étiquette rock progressif colle en tout cas parfaitement à ce "Pearls of swines" concocté par Frederick Galiay et l’on peut considérer que la poésie d’Edgar Poe s’en accommode elle-même le mieux du monde. Certaines mélodies chantées par la contrebassiste Sarah Murcia, ici vouée aux claviers, évoquent aussitôt l’écriture de Robert Wyatt, cette fausse évidence grâce à laquelle les thèmes les plus alambiqués continuent inlassablement de vous trotter dans la tête. Les arrangements s’inscrivent dans l’énergie du rock et la complexité rythmique et harmonique d’un jazz affranchi du swing comme du blues. Pèches à contretemps survenant au moment le moins attendu pour relancer une machine qui n’en demandait pas tant. Lignes de basse sinueuses assumant sans faillir le rôle contrapuntique généralement confié à une guitare qui, en l’occurrence, s’avère trop occupée à détourner l’attention de l’auditeur par une mise en perspective de la thématique principale et des riffs parallèles pointant la singularité climatique de l’ensemble. Vocaux à l’articulation parfaite empruntant plus à la noirceur gothique de la Cold Wave qu’aux plaintes du blues ou au miel des crooners, découpant les vers en séquences heurtées ou les distendant jusqu’au malaise. Le bassiste soutient également de sa voix le chant de Sarah Murcia mais, là encore, point de fioritures : en lieu et place d’harmonies, ce sont des unissons que le couple détache avec une insistance implacable, disséquant le verbe de Poe pour mieux l’inoculer dans nos circuits sensibles et nous astreindre ainsi à la perception de son univers fantasmatique. Franck Vaillant participe d’ailleurs de cette intransigeance en martelant ses fûts avec une résolution obstinée que les syncopes régulières dont il parsème pourtant la polyrythmie de son beat ne parviennent pas à enrayer. A la manière d’un Elvin Jones binaire qui aurait écouté Klaus Nomi en visionnant en boucle l’intégrale de Lynch, il pratique dans la nuit du paysage urbain une saignée profonde où le groupe d’engouffre sans le moindre état d’âme. Si "Pearls of swines" ne procède pas des visions les plus hallucinées de Fred Galiay ni de sa démarche artistique la plus excessive, gardant un pied dans les zones tempérées du rythme et de la mélodie quand on le sait apte à délivrer une noise définitive, cette immersion sonore dans le monde d’Edgar Poe n’en demeure pas moins passionnante car ancrée dans une esthétique précise et totalement assumée. Ainsi le quartet, dont on ne pourra nier ni la cohérence, ni l’efficacité, peut-il sans vergogne plonger tout entier dans la musique qu’il aime et que chacun de ses membres défend par ailleurs dans ses propres formations, qu’il s’agisse d’Urban Mood, de Benzine ou de Caroline, parmi tant de collaborations possibles. Entre Hyde et Jekyll, on ne sait plus trop, finalement, où vient se situer la limite… Et c’est sans doute très bien ainsi !
Joël PAGIER

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