Insaisissable et protéiforme, le trio tâtonne, scrute, fouille pour mieux déstabiliser nos habitudes d’écoute. Forcément intriguant, férocement indispensable.
Festival Météo
Méta-musique. Discursif. Ou tout du moins analytique. Décomposition d’une (certaine) musique en ses éléments constitutifs. Sons nets. Lignes droites. Pleins et déliés réduits à leur état de nature, tels que comme qui dirait sortant des instruments seuls, voire de leurs matières mêmes – métal, bois ou peau – sans artifice et on aimerait presque dire sans art. Pourrait se résumer à un exercice stylistique, à jouissance intellectuelle exclusive. Et pourtant la sensation est là, et elle est même extrêmement claire. C’est pur. Ah, le grand petit mot qui fait partie de ceux qu’on n’a plus le droit de dire. Paraît qu’il ne peut qu’être connoté facho. C’est pur, c’est-à-dire sans mélange. Débarrassé de pas mal de cette mauvaise graisse qui sert de liant aux membres de la chapelle, qui les confit dans leurs usages communs, qui prolifère jusqu’à se constituer en académisme, ou en folklore c’est selon, et finit dans les cas ultimes par se substituer totalement à la musique – et alors on n’entend plus que tics de langage, clichés, syntagmes figés et ça va jusqu’aux formules de politesse (“Veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’exquise modestie avec laquelle mes camarades et moi nous refusons aux soli, ce cliché du siècle passé”, est devenu, par exemple, un des clichés de cette musique-ci). Bref. La sensation, disais-je, est de pureté, de transparence. Simplicité d’écoute aussi jubilatoire et bête qu’avec un bon vieux rock’n’roll, si l’on veut bien. Mais (bien) vouloir, tout est là (Beckett). On se trouverait à l’endroit du cycle où la musique la plus savante (à l’émission ?) rejoindrait la plus instinctive et archaïque (à la réception ?), que cela ne m’étonnerait pas.
Sandra Remski
Le point de départ de Zoor semble être de savoir ce qu’il advient lorsque l’on s’empare d’une configuration instrumentale basique et sans artifices du style pionniers du rock’n’roll ou du jazz (guitare, batterie, sax) mais en faisant table rase de toutes les références et de toutes les connotations.
D’où la sorte de frustration qui plane au début d’un concert de Zoor. Comment ?! On a ce gros son brut bien rêche mais pas de wock’n’woll cravachant ? Non. Ah. Alors un âcre Free-jazz bien tassé dilacérant consciencieusement les tympans ? Toujours non. Et euh, peut-être une sorte de Soul bohème et tournoyante greffée direct sur le cortex… Non ? Non. On serait éventuellement prêt à se rabattre sur un blues aussi lourd que déstructuré quand les longues interjections du saxophone commencent à nous convaincre qu’il serait temps d’être réellement à l’écoute de Zoor. Et cela vaut y compris pour un public familier des musiques improvisées qui, lui aussi, devra se sevrer de tous clichés y compris les non encore homologués.
Car Zoor est une créature quantique (je me disais aussi avec ce nom…). Et Zoor ne désire rien d’autre que de vous extraire de votre univers balisé pour vous projeter au-dessus d’une vaste grille constamment mouvante dont chaque point d’intersection serait un possible musical.
Pour cela, Zoor confie d’abord à de longs souffles sur notes du saxophone de Bertrand Denzler le soin de vous absorber petit à petit dans un sentiment comparable à celui qu’inspire le désert. Proposition quasi méditative prérequise pour accéder aux vastes espaces alternatifs qu’affectionne Zoor. Mais cette quiétude est toute relative car ce dépouillement exaltant votre sens de l’écoute vous rappelle bientôt que Zoor a bel et bien trois têtes.
Des frappes sourdes. Des feulements de cymbales. Des paroxysmes blancs qui éclatent parfois sur la caisse claire. Roulement de tambour, Antonin Gerbal investit votre nouvelle scène en jouant avec vous autant qu’avec sa batterie. Batteur improbable d’une sorte d’infragroove lent et à la frénésie langoureuse, Gerbal n’en est pas à une contradiction prêt. Loin de toute recette d’un 4/4 ordinaire, il préfère nous concocter une suite de précipités percussifs qui achèvera de nous persuader du bien fondé de faire vrombir une batterie.
Sacrifiant elle aussi à cet étrange rituel de ponctuations indisciplinées, la guitare de Jean-Sébastien Mariage élabore un suc composé de notes délivrées avec parcimonie. Tantôt timides, tantôt impérieuses, elles se regroupent rarement en accord. Capable de se téléporter d’une rythmique tenue sur une seule note à un fondu harmonique venant soudainement flirter avec une mélopée dronesque propulsée par Denzler, le jeu de Mariage se déploie furtivement. Jusqu’au moment où le guitariste prendra l’initiative de pousser nettement l’intensité du jeu et du son.
Et là, pendant un temps, Zoor bouscule encore la donne. Nous voici maintenant aux confins d’une sorte de Jazz désarticulé et d’un fracassage sonore instinctif et premier qui, en maniant la puissance du son pour le son comme une pelleteuse, peut même évoquer une lointaine filiation mutante avec les early Stooges.
Pour le coup, on se retrouverait presque avec nos attentes de départ. Mais ce presque fait toute la différence et cet interlude pourra se conclure par une bourrasque de pluie venant frapper aux carreaux d’une fenêtre avant que Zoor ne reparte vers un nouveau suspense dans le film de nos pensées.
Unique, parfois périlleuse, la voie de Zoor est une succession de pistes volontairement avortées. La continuité de discontinuités génère un rythme fracturé, souterrain. Au-dessus, des mirages de stridences harmoniques apparaissent. Au plus fort d’une tempête paradoxale, l’asynchronisme forcené mais ludique entre les musiciens mènera à des oasis de symbiose parfois stupéfiantes. Là, le silence se fera son et les sons se feront silences. Si cette décohérence apparente peut par moments dérouter, le plus souvent on écarquillera les oreilles devant l’embryon d’un extraordinaire trait d’union, sous forme de questionnement, entre notre bagage culturel (voire idéologique) et la simple redécouverte, non réfléchie, tellement jouissive, de sons dérépertoriés en direct.
Zoor est encore une toute jeune créature mais disposant déjà de l’étrange pouvoir de redonner une virginité totale à votre écoute.
Il devrait être passionnant de le voir grandir et évoluer.
Olivier Guichard
C’est une tension suffisamment secrète pour qu’elle soit continue.
Un souffle constant qui expire plus qu’il inhale. C’est une tension dont l’épuisement même se tend. Un calme tremblant s’installe après l’événement. C’est sans attente. Sans toi ni moi avec crainte ou désir de résonance. C’est sans raison sauf la mémoire. Elle cogne à la vitre.
C’est quelque chose qui s’éveille ou s’endort. Qui se vit à la limite. Une fois dit ils ont été : nous nous tenons dans leur alternance passée. Tout s’arrête sans que jamais ne fut le désir ou la crainte. C’est une question sur ce qui s’est passé pour que cela disparaisse.
C’est une tension qui n’augmente ni ne diminue. On saurait qu’elle existe sans être dite. Un effet comme relief dont le relief même n’est rien de ce qui se passe. C’est une subsistance, l’effet. Une tension qui annule marchant sa résolution. Et garde intacte la question.
Maël Guesdon